LE GAMBIT DU FOU

 

Umkono, Afrique du Sud  – septembre 1989

 

  Dans la chaleur du soleil matinal, deux hommes laissent lentement filer la corde entre leurs mains et descendent le coffre de bois au fond de la tombe. Puis ils lâchent les cordages qui glissent avec un bruit soyeux contre les arêtes vives du cercueil.

— Vrai, vous ne voulez pas que je la remplisse ? demande un fossoyeur couleur d’ébène en roulant la corde sur son épaule musculeuse.

— Merci beaucoup, mais je le ferai moi-même, répond Pitt en lui tendant quelques billets sud-africains.

— Pas question d’argent, dit le fossoyeur. Le capitaine était un ami. Je pourrais creuser une centaine de tombes sans pouvoir lui rendre les bienfaits dont il a comblé ma famille.

  Pitt fait signe qu’il comprend.

— Je voudrais bien vous emprunter votre pelle.

  Le Noir la lui tend, lui serre vigoureusement la main avec un sourire éclatant. Et, après un geste d’adieu, il s’engage dans le sentier étroit qui va du cimetière au village.

  Pitt regarde autour de lui. Paysage luxuriant mais sévère. La vapeur de la terre humide s’élève au-dessus de la végétation à mesure que le soleil monte dans le ciel. Il passe sa manche sur son front couvert de sueur et s’étend sous un mimosa ; il voit les petites boules mousseuses, les longues épines blanches et écoute le lointain croassement des corbeaux cornus. Puis son regard revient à la haute stèle de granit dressée au chevet de la tombe.

 

ICI REPOSE LA FAMILLE FAWKES

            Patrick McKenzie

            Myrna Clarissa

            Patrick McKenzie Junior

            Jennifer Louise

            Réunis pour l’éternité

            1988

  Le capitaine devait avoir le don de double vue, songe Pitt. Cette inscription a été gravée des mois avant la mort de Fawkes à bord du lowa. Il repousse d’une pichenette une fourmi vagabonde et somnole pendant deux heures. Il est réveillé par le bruit d’une voiture.

  Le chauffeur, un sergent en uniforme, arrête la Bentley, laisse le volant et va ouvrir la portière arrière. Le colonel loris Zeegler descend, suivi du ministre de la Défense, Pieter de Vaal.

— Cet endroit est vraiment paisible, dit de Vaal.

— Le secteur est resté en paix depuis le massacre de la famille Fawkes, répond Zeegler. Je crois que la tombe est par ici, monsieur.

  A l’approche des visiteurs, Pitt se lève et époussette ses vêtements.

— C’est très aimable à vous d’être venus jusqu’ici, messieurs, dit-il en leur tendant la main.

— Oh ! le dérangement est mince, croyez-moi, fait de Vaal d’un ton désinvolte. (Il ignore la main tendue et s’assied sans se gêner sur la pierre tombale.) Le colonel Zeegler avait organisé une tournée d’inspection de la province du Nord Natal. Cela ne représente qu’un léger détour, une courte pause dans notre programme. Rien de très extraordinaire.

— Je n’en aurai pas pour longtemps, déclare Pitt en essuyant calmement ses lunettes de soleil. Connaissiez-vous le capitaine Fawkes ?

— J’ai bien voulu tenir compte du fait que l’étrange requête que vous avez présentée de me rencontrer dans un cimetière de campagne, vient des hautes autorités de votre gouvernement ; mais je veux qu’il soit bien entendu que je suis ici par pure courtoisie et non pour répondre à des questions.

— Entendu, fait Pitt.

— Cela dit, j’ai rencontré une fois le capitaine Fawkes, dit de Vaal le regard lointain. En octobre dernier, me semble-t-il. Sa famille a été massacrée à peu près à cette époque. J’ai présenté au capitaine les condoléances du ministère de la Défense.

— A-t-il accepté l’offre que vous lui avez faite de commander le raid sur Washington ?

  De Vaal ne sourcille pas.

— Purs racontars. Cet homme était mentalement dérangé depuis la mort de sa femme et de ses enfants. Il a conçu et conduit cette opération entièrement seul.

— Vraiment ?

— Ma fonction et mon titre m’interdisent de tolérer la grossièreté, lance de Vaal en se levant. Au revoir, monsieur Pitt.

  Pitt lui laisse faire quelques pas avant de reprendre la parole.

— L’opération Eglantine, vous voyez ce que je veux dire, monsieur le Ministre. Nos services de renseignements en ont eu connaissance dès le début.

  De Vaal s’arrête, se retourne et regarde Pitt.

— Ils étaient au courant ?

  Il revient sur ses pas et s’arrête devant le représentant de la N.U.M.A.

— Ils connaissaient l’opération Eglantine ?

— Vous devriez en être le dernier surpris, dit Pitt d’un ton exagérément aimable. Après tout, c’est vous qui les avez renseignés.

  L’attitude assurée et hautaine de de Vaal cède, il quête du regard l’appui de Zeegler. Le colonel ne cille pas, son visage est de pierre.

— Absurde ! s’exclame de Vaal. Vous lancez des accusations insensées fondées sur du vent.

— Je reconnais qu’il peut exister quelques lacunes dans mon raisonnement, dit Pitt, mais je suis entré le dernier dans la partie. Un plan astucieux et, quelle qu’en soit l’issue, vous deviez être vainqueur, monsieur le Ministre. Le plan n’avait jamais été conçu pour réussir. Faire attribuer la responsabilité du raid à l’Armée révolutionnaire africaine, afin de gagner des sympathies à la cause de la minorité blanche en Afrique du Sud, n’était en fait qu’un prétexte. L’intention réelle était de mettre dans l’embarras et de renverser le Premier ministre Koertsmann, afin que le ministre de la Défense ait l’occasion d’intervenir et d’instaurer un gouvernement militaire dont le chef eût été Pieter de Vaal en personne.

— Où voulez-vous  en venir ?  rage de Vaal. Qu’espérez-vous gagner à ce jeu-là ?

— Je déteste les traîtres prospères, réplique Pitt. Au fait, combien Emma et vous avez-vous mis à gauche ? 3, 4, 5 millions de dollars ?

— Tout cela n’a ni queue ni tête, Pitt. Le colonel Zeegler, ici présent, peut vous le dire : Emma était un agent stipendié de l’Armée révolutionnaire africaine.

— Emma vendait des extraits falsifiés des dossiers du ministère de la Défense au premier révolutionnaire noir assez bête pour les lui payer, et il partageait ensuite avec vous. Une combine extrêmement lucrative, de Vaal.

— Je ne vois pas pourquoi je devrais rester ici à écouter vos insanités, grince le ministre.

  Il fait signe à Zeegler et se dirige vers la Bentley qui les attend. Zeegler ne bouge pas.

— Excusez-moi, monsieur le Ministre, mais je crois qu’il convient d’écouter monsieur Pitt jusqu’au bout.

  De Vaal s’étrangle de fureur.

— Il y a dix ans que vous me servez, Joris. Et vous savez fort bien que je punis la désobéissance avec la plus grande rigueur.

— Je le sais parfaitement, monsieur, mais je pense que nous devons rester, compte tenu notamment de la situation, répond Zeegler en montrant un Noir qui avance entre les tombes.

  Visage sévère et résolu, le Noir est vêtu de l’uniforme de l’A.R.A. Un long poignard marocain à lame courbe brille à son poing.

— Voici le quatrième invité à cette rencontre, annonce Pitt. Permettez-moi de vous présenter Thomas Machita, le nouveau chef de l’Armée révolutionnaire africaine.

  Bien que les membres de la suite du ministre ne soient pas armés, Zeegler ne paraît nullement inquiet. De Vaal, lui, se retourne, et en montrant Machita il crie à son chauffeur :

— Sergent ! Tirez sur cet homme ! Tirez, bon Dieu !

  Pour le sergent, on dirait que de Vaal n’existe pas. De Vaal revient à Zeegler, son visage est empreint d’une terreur croissante.

— Que se passe-t-il, Joris ?

  Le visage impassible, Zeegler ne répond pas. Pitt indique du doigt la tombe encore ouverte.

— C’est le capitaine Fawkes qui, le premier, a découvert votre machination. Il est possible qu’il ait eu l’esprit dérangé par le massacre de sa famille et que la soif de vengeance l’ait aveuglé, mais il a compris qu’il avait été abominablement, impitoyablement trahi lorsque vous avez envoyé Emma pour le tuer. Sa mort était nécessaire au succès de votre plan. Si Fawkes avait été fait prisonnier, il aurait pu révéler la part que vous aviez prise personnellement à l’opération Eglantine. Par ailleurs, vous ne pouviez pas courir le risque qu’il découvre jamais que c’était vous encore qui aviez organisé l’expédition contre sa ferme.

— Non ! crie de Vaal d’une voix étranglée.

— Le capitaine Patrick McKenzie Fawkes était en Afrique du Sud le seul homme capable de mener à bien l’opération Eglantine. Vous avez ordonné le massacre de sa femme et de ses enfants, bien persuadé qu’un homme accablé d’une telle douleur sauterait sur la première occasion de se venger. Ce massacre a été un coup parfaitement organisé. Les membres de votre ministère eux-mêmes ont vainement cherché quelle organisation d’insurgés avait pu se lancer dans cette expédition. Ils n’ont jamais su que c’était leur propre chef qui avait fait venir d’Angola une unité de mercenaires noirs.

  De Vaal est à la fois pétrifié de stupeur et de terreur.

— Comment avez-vous pu apprendre tout cela ?

— Comme tout bon officier des renseignements, le colonel Zeegler a voulu connaître la vérité. D’autre part, comme tout bon capitaine au long cours, Fawkes tenait une sorte de journal de bord personnel. J’étais présent lorsque Emma a tenté de le tuer. Fawkes m’a sauvé la vie avant que le lowa ne saute. Et il avait pris le soin de placer sous ma chemise, dans une blague à tabac imperméable, son journal et quelques notes à votre sujet. Le Président des Etats-Unis et celui de notre Conseil national de sécurité ont trouvé cette lecture passionnante.

  « Au fait, poursuit Pitt, le message apocryphe que vous avez envoyé pour compromettre votre Premier ministre Koertsmann n’a jamais été pris par nous pour argent comptant. La Maison-Blanche a toujours été persuadée que l’opération Eglantine avait été conçue et conduite à l’insu du Premier ministre d’Afrique du Sud. Ainsi, votre machination si bien agencée pour vous permettre de vous emparer du pouvoir a volé en éclats. Finalement, c’est Fawkes qui vous a eu, même si ce n’est qu’à titre posthume, hélas ! Les détails complémentaires ont été fournis par le major Machita, qui a convenu avec le colonel Zeegler d’enterrer la hache de guerre le temps qu’il faudra pour se débarrasser de vous. Pour ce qui est de ma présence, sachez que j’ai demandé et obtenu le rôle de maître de cérémonie en raison de la dette que j’ai envers le capitaine Fawkes.

  De Vaal regarde Pitt sans essayer de masquer sa défaite. Il se tourne ensuite vers Zeegler.

— Ainsi, Joris, vous m’avez trahi ?

— Qui défendrait un traître ?

— Si jamais un homme a mérité la mort, c’est bien vous, de Vaal, dit Machita, et la haine lui sort par tous les pores.

  De Vaal ne relève pas la remarque de Machita.

— Vous ne pouvez pas exécuter comme ça un homme de mon importance. La loi exige un procès.

— Le Premier ministre souhaite éviter le scandale, explique Zeegler sans un regard pour son ministre. Il propose que vous mouriez dans l’exercice de vos fonctions.

— Mais cela ferait de moi un martyr, remarque de Vaal qui reprend un peu d’assurance. Me voyez-vous dans le rôle d’un martyr ?

— Non, monsieur. C’est pourquoi notre Premier ministre a adopté mon idée : vous serez porté disparu. Il est préférable que vous deveniez un disparu mystérieux plutôt qu’un héros national.

  De Vaal surprend trop tard l’éclair d’acier : le poignard de Machita l’éventre. Sous le coup, ses yeux s’écarquillent. Il essaie de parler ; ses lèvres remuent mollement, mais on n’entend qu’un gémissement animal. Une large tache rouge s’étend sur son uniforme.

  Machita tient ferme le manche du poignard et donne à la mort le temps de prendre de Vaal. Au moment où le corps s’effondre, Machita le pousse et de Vaal plonge dans la tombe. Les trois hommes s’approchent et regardent la terre qui croule en ruisselets paresseux sur le corps étendu.

— Il a eu la fin que méritent les types de son espèce, murmure Machita.

  Zeegler est mortellement pâle. Il a vu souvent de près la mort sur les champs de bataille, mais cette mort-là est bien autre chose.

— Je vais demander au chauffeur de combler la tombe, dit-il.

  Pitt secoue la tête.

— Ce n’est pas la peine. Fawkes a exprimé dans son journal une dernière volonté. Je me suis promis de la satisfaire.

— Comme il vous plaira, dit Zeegler en tournant les talons.

  Machita paraît sur le point de parler, mais il se reprend, se tait et se dirige vers les broussailles qui ceinturent le cimetière.

— Une seconde, dit Pitt. Vous n’avez ni l’un ni l’autre le droit de gâcher une pareille occasion.

— Quelle occasion ? fait Zeegler.

— Eh bien, après vous être associés pour détruire un cancer, il serait stupide de ne pas profiter de cette rencontre pour examiner vos problèmes en tête à tête.

— Ce seraient paroles perdues, laisse tomber Zeegler méprisant. Thomas Machita ne sait s’exprimer que par la violence.

— Comme tous les Occidentaux, monsieur Pitt, vous ignorez tout de notre combat, déclare Machita le visage impassible. Les mots ne peuvent pas changer ce qui doit être. Le gouvernement de l’Afrique du Sud reviendra un jour aux Noirs.

— Vous paierez cher avant de voir vos drapeaux flotter sur Le Cap ! lance Zeegler.

— Le mat du fou, dit Pitt. Vous jouez tous les deux le gambit du fou.

  Zeegler le regarde.

— C’est peut-être votre avis, monsieur Pitt. Mais pour nous la chose va tellement loin qu’un étranger ne peut pas le comprendre.

  Le colonel s’avance de nouveau vers sa voiture, et Machita s’enfonce dans la jungle.

  La trêve a pris fin. L’abîme est entre eux trop vaste pour qu’ils le puissent franchir.

  Une vague de colère impuissante emporte Pitt.

— Quelle importance tout cela aura-t-il dans un millier d’années ? leur crie-t-il.

  Puis il saisit la pelle, et lentement il se met à rejeter la terre dans la tombe. Il n’arrive pas à se contraindre à regarder le corps de de Vaal. Il reconnaît enfin le bruit de la terre contre la terre : personne ne reverra plus jamais le ministre de la Défense.

  Quand il en a terminé et que le tertre a pris la forme qu’il désire, il ouvre un carton posé sur l’herbe près de la pierre tombale, et il en sort quatre plantes en fleur. Il les place avec soin aux quatre coins de la sépulture des Fawkes. Puis il se redresse et s’éloigne de deux ou trois pas.

— Reposez en paix, capitaine Fawkes. Et que votre Juge Dernier vous soit indulgent.

  Il n’éprouve ni remords ni tristesse, mais plutôt une sorte de satisfaction. Il prend le carton sous son bras, place la pelle sur son épaule et s’en va vers le village d’Umkono.

  Là-bas, dans le petit cimetière, les quatre bougainvillées se déplient et tendent leurs frêles rameaux vers le soleil africain.

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